Shanghai - Arte - 3'30
LAOWAI
DOCUMENTAIRE, 26', 2010
Chine du Nord - Arte - 3'
Conférence Shanghai
Laowai, l’homme à la caméra en Chine

par Jérôme Wurtz

 

Babel et bientôt Laowai (littéralement : Étranger). Deux films de Hendrick Dusollier retraçant un voyage en Chine et jetant un regard personnel sur la transformation de Shanghai. Shanghai, ville-monde aux allures de Babel. Venant d’un monde accompli, où les transformations sont révolues, « l’homme à la caméra » (selon l’œuvre manifeste de Dziga Vertov) doit faire preuve d’une conversion du regard. Or, Hendrick Dusollier refuse de se complaire dans un froid recensement du présent, avec cette ingénierie documentaire de la « compréhension » occidentale de l’autre qui lui paraît davantage une posture a priori qu’une authentique ouverture à la différence. D’abord laisser la sidération

 pleinement agir. Incompréhension vis-à-vis de cette prétendue cité « au-dessus de la mer » dont lui parlent les premières pages des guides… Abîme infini de l’extension urbaine qu’on ne peut enclore dans un écran de contrôle… Rythme effréné des travaux qui courent… Pudong, dont il apprend qu’en dix ans à peine sa « skyline » face au Bund est sortie des terres marécageuses…

 

Premier temps. Passer alors quinze jours à filmer Shanghai, et en particulier les anciens quartiers qui subissent la destruction. Ne pas nier le caractère candide de son regard. Affirmer sa grille de lecture, tellement occidentale. Avec par exemple cette intuition de tenir Shanghai comme un symbole absolu de la « ville pécheresse », ce qui posera les bases du récit de Babel.

 

Second temps. Hendrick Dusollier revient tourner à Shanghai. Pendant deux mois il tourne douze heures par jour afin de capter l'histoire d'hier et d'aujourd'hui. Un récit fleuve s’inaugure à travers le destin de deux personnages. Un homme et une femme des campagnes qui prendront le chemin de la ville. L'homme participera à la construction des tours et la femme est prisonnière du tyran de la ville, Nemrod chinois, comme dans le récit originel de Babel. Un mythe qui finit dans la confusion de la démesure urbaine, humaine. Babel est un essai poétique qui aurait pour arrière plan le grand récit d’une ville et d’un peuple qui irait du Grand bond de Mao à l'ultra libéralisme que connait la Chine. « Je me suis trouvé tout d'un coup dans une ville dont je voyais bien qu’elle accomplissait une accélération inédite de l'histoire. » L’originalité du travail de Dusollier consiste à entreprendre Shanghai par la pratique du cinématographe, révoquant en doute tout autre médiation, et notamment le bagage de connaissances dont se prévalent les occidentaux qui échappent à la condition de laowai. Il ne parle pas le mandarin, ni le dialecte shanghaien. Il accepte cette forme de bulle linguistique comme un atout pour filmer. Les autorités chinoises ne s'inquiètent d’ailleurs pas de la démarche d'un homme seul avec une caméra, et qui surtout ne pose pas de questions aux gens qu'il filme. Le statut d’occidental naïf redouble son inoffensivité anecdotique. Il entre allègrement dans les baraques de chantiers et dans les anciens quartiers en destruction. De là nous restent des images exceptionnelles de ce moment transitoire. Il part ensuite pour Nankin afin de rejoindre les montagnes célestes du Huang Shan, principal motif des estampes chinoises, qui ouvriront le premier plan de Babel.

 

Troisième temps. Hendrick Dusollier retourne à Hong Kong, pour rejoindre et filmer Canton, puis Yichang, la ville la plus proche du barrage des Trois Gorges, le plus grand ouvrage humain de la planète, en fin de construction. Il pensait pouvoir se faulier sur le chantier, comme à son habitude, mais là, c'est à l'armée qu'il a à faire : impossible d'entrer. Il filme alors cette région industrielle, sur les rives d'un Yangzi Jiang pollué, où tout est gris : le sol, le ciel, les maisons, les gens.

 

Quatrième temps. Lorsqu'Hendrick Dusollier revient pour la dernière fois en Chine, c'est à PékinToujours sans autorisation, il monte sur la plus haute tour de la ville, en construction, ainsi que sur le chantier de la CCTV Tower de l'architecte Rem Koolhaas, juste au moment de la jonction entre les deux tours, il est alors au-dessus du vide avec les mingongs ("ouvriers-paysans", paysans venus à la ville pour travailler). Il les filme aussi dans leur vie, dans les dortoirs... Puis, accompagné d'un ami chinois, il part dans les régions du Hebei et du Shanxi. Il filmeront les champs, les mines, les chutes d'eaux de Hukou, Linfen, la ville la plus polluée du monde, entreront dans les bains des mineurs filmés nus (avant de finir au poste de police), etc... Des éléments importants de la narration comme de la symbolique du film. À Pékin, il trouve enfin ses personnages principaux et filme avec eux les parties scénaristiques de Babel, dans le studio de l'école des Beaux-Arts, sur un fond vert incruste improvisé.

 

De ces différents voyages, Hendrick Dusollier reviendra avec pas moins de cent heures d'images. Deux ans en post-production seront nécessaires pour le montage et surtout le traitement particulier de la 3D, propre au réalisateur, où s’incorporent ses images filmées. Babel est finalement un chef d’œuvre paradoxal de technicité et de sophistication qui procède d’un exercice de naïveté.

Alors, en cohérence avec ce parcours, Laowai, qui est en cours de production, est un retour explicite à ce que la pratique de L'homme à la Caméra signifie en sol chinois. Oui, c’est un retour à la condition première de l’étranger dont il sera question. Pas de narration, pas d’effets spéciaux, un traitement brut de l'image… et le réalisateur comme personnage principal du film. Dans ce dispositif formel, le plan cinématographique permet d’entrevoir, montrer et saisir la réalité nue. Lors d'un plan référence de L'Homme à la Caméra de Dziga Vertov dont se souvient Dusollier il y a toute l’ambition de Laowai « le fait pour Vertov de se représenter lui-même dans un boyau de mine entrain de filmer des travailleurs expose la dureté de leur condition de travail ». Le projet de Laowai est ainsi marqué par la traduction des interventions de la population chinoise face à la caméra. Que fait-il ? Pourquoi filme-t-il ici ? La bulle linguistique se perce finalement sur un dialogue : c’est le moteur même du film.